13.

Le Complexe de Commandement :
terminus

 

— Il arrive qu’on interprète à l’excès sa propre situation. Il me revient en mémoire le cas d’une espèce qui s’opposa jadis à nous. Oh, c’était il y a bien longtemps ; nul n’avait encore ne serait-ce que songé à moi. Ils avaient la suffisance de prétendre que la galaxie leur appartenait, et justifiaient cette hérésie en arguant d’une croyance blasphématoire de nature morphologique. C’étaient des créatures aquatiques dont le cerveau et les organes majeurs étaient logés dans un gros tronc central, d’où rayonnaient plusieurs bras ou tentacules. Ces derniers étaient épais côté tronc, effilés aux extrémités, et bordés de ventouses. Et leur dieu aquatique était censé avoir créé la galaxie à leur image.

« Vous comprenez ? Cette conviction venait du fait que leur corps comportait une ressemblance grossière avec l’œil grandiose qui est notre demeure à tous – ils poussaient même l’analogie jusqu’à comparer leurs ventouses aux amas globulaires – et leur appartenait donc en propre. Malgré l’absurdité de cette superstition païenne, ces créatures étaient prospères et puissantes ; elles représentaient en fait de fort respectables adversaires.

— Hmm…, fit Aviger. (Sans relever les yeux, il demanda :) Comment s’appelaient-elles ?

— Euh…, répondit Xoxarle de sa voix grondante. Leur nom… (L’Idiran réfléchit.) Les Fanch, je crois.

— Jamais entendu parler.

— Ça ne m’étonne pas, ronronna Xoxarle. Nous les avons anéanties.

 

Yalson vit Horza regarder fixement par terre, non loin des portes donnant sur la station. Sans cesser de surveiller Balvéda, elle s’enquit :

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

Horza secoua la tête, se baissa comme pour ramasser sa trouvaille, puis interrompit son geste.

— On dirait un insecte, fit-il d’un ton incrédule.

— Ah oui ? dit Yalson, peu impressionnée par cette découverte.

Balvéda se rapprocha afin de jeter un coup d’œil, et l’arme de Yalson suivit le mouvement. Horza se remit à secouer la tête en regardant l’insecte détaler sur le sol du tunnel.

— Ça alors, mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ici ?

Entendant cela, Yalson fronça les sourcils ; elle décelait une nuance de panique dans la voix de son compagnon.

— Il est sans doute arrivé là avec nous, remarqua Balvéda en se redressant. Je parie qu’il a voyagé clandestinement sur la palette ou sur une combi.

Horza écrasa du poing la minuscule créature et la réduisit en une bouillie qui s’étala sur la roche sombre. Balvéda ne cacha pas sa surprise. Quant à Yalson, son air soucieux s’accentua. Horza contempla la tache sur le sol du tunnel, essuya son gant, puis releva sur les deux femmes un regard contrit.

— Désolé, dit-il à Balvéda d’un air un peu gêné. Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette mouche, à bord du Finalités de l’Invention… En fait, c’était une de vos petites bêtes à vous, tu te souviens ?

Sur quoi il se releva et s’éloigna précipitamment en direction de la station. Balvéda hocha la tête en fixant la petite marque par terre.

— Ma foi, déclara-t-elle en haussant un sourcil, il y avait certainement d’autres moyens de prouver son innocence.

 

Xoxarle regarda les trois humains, un mâle et deux femelles, revenir dans la gare.

— Toujours rien, petit homme ? demanda-t-il.

— Beaucoup de choses au contraire, Chef de section, rétorqua Horza en montant vérifier les liens de l’Idiran.

Celui-ci poussa un grognement.

— Ils sont encore un peu trop serrés, allié.

— Quel dommage ! Tâchez donc de vider votre cage thoracique.

— Ha !

Xoxarle rit et crut que l’homme avait deviné ses intentions. Mais l’autre se détourna et dit au vieil homme qui le gardait :

— Aviger, on monte dans le train. Tiens compagnie à notre ami ici présent ; et tâche de ne pas t’endormir.

— Aucun risque, il jacasse sans arrêt, grogna le vieux.

Les trois humains pénétrèrent dans le train. Xoxarle continua de parler.

Dans un des wagons, ils trouvèrent des écrans allumés affichant des cartes du Monde de Schar à l’époque où le Complexe avait été construit ; on y voyait les continents de la planète, avec leurs États et leurs villes ; sur l’un des écrans apparaissaient des cibles, sur l’écran voisin – dans un autre État – des silos à missiles et des bases aériennes ou navales appartenant aux concepteurs du Complexe.

On distinguait également deux calottes polaires de petite taille, mais le reste de la planète comportait des steppes, des savanes, des déserts, des forêts et des jungles. Balvéda formula le désir de s’attarder pour étudier les cartes, mais Horza l’entraîna et lui fit franchir une autre porte donnant vers l’avant du train. Au passage, il éteignit les projecteurs ; le bleu des océans, le vert, le jaune, l’orange ou le marron des terres ainsi que l’azur des rivières et le rouge des villes et des voies de communication… toutes ces couleurs éclatantes s’engloutirent progressivement dans un brouillard grisâtre.

Tiens tiens.

De nouveaux visiteurs dans le train. Trois, je pense. Ils remontent vers l’avant. Que faire ?

 

Xoxarle emplit sa cage thoracique, puis la vida. Il banda ses muscles et les fils glissèrent sur ses plaques de kératine. Il s’interrompit en voyant que son gardien venait lui jeter un coup d’œil de plus près.

— Votre nom, c’est bien Aviger, n’est-ce pas ?

— C’est celui qu’on me donne, en effet.

L’homme se planta devant l’Idiran et l’examina de bas en haut en commençant par ses trois pieds à trois orteils en plaque pour remonter le long de ses colliers de chevilles circulaires, ses genoux à l’aspect rembourré, sa massive ceinture de plaques pelviennes puis son torse plat, et parvint enfin à la grosse tête du chef de section, dont le visage s’inclinait vers lui.

— Peur que je me sauve ? tonna Xoxarle.

Aviger haussa les épaules et serra un peu plus fort son arme.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Moi aussi je suis prisonnier ici. Ce malade nous a tous pris au piège dans ces souterrains. Personnellement, j’aimerais rentrer. Ce n’est pas ma guerre à moi, ici.

— Attitude très sensée. Si seulement les humains étaient plus nombreux à comprendre ce qui est à eux et ce qui ne l’est pas ! Surtout en matière de guerre.

— Ouais, eh bien moi, ça m’étonnerait qu’on soit plus malin chez vous.

— Bon, disons que nous sommes différents.

— Dites ce que vous voulez. (Aviger contempla à nouveau le grand corps de l’Idiran, et reprit en s’adressant à sa poitrine :) Ce que j’aimerais, moi, c’est que chacun s’occupe de ses affaires. Mais rien ne change jamais, alors… Tout ça finira mal.

— Je trouve que vous n’avez pas vraiment votre place ici, Aviger, commenta Xoxarle en hochant lentement la tête d’un air sagace.

L’autre haussa les épaules et répondit sans lever les yeux :

— À mon avis, aucun d’entre nous n’a rien à faire ici.

— Les braves sont à leur place partout où ils le veulent, répliqua l’Idiran sur un ton légèrement plus dur.

Aviger contempla alors sa grosse face sombre.

— Ma foi, vous n’êtes pas très bien placé pour dire ce genre de chose, il me semble.

Sur ces mots, il tourna les talons et regagna la palette. Sans le quitter des yeux, Xoxarle se mit à faire rapidement vibrer sa poitrine, tour à tour contractant puis relâchant ses muscles. Les fils qui le maintenaient glissèrent encore un peu. Derrière son dos, il sentit les liens se détendre imperceptiblement autour d’un de ses poignets.

 

Le train prenait de la vitesse. Comme les écrans et les cadrans lui semblaient assombris, il regardait plutôt les lumières du tunnel. Elles avaient commencé par défiler doucement derrière les vitres latérales de la grande salle de contrôle, plus lentes que le flux et le reflux paisibles de son souffle.

Mais maintenant, deux ou trois lumières avaient le temps de passer à chacune de ses respirations. Le mouvement du train exerçait une légère pression sur son dos, le renfonçait doucement dans son fauteuil et l’y ancrait. Son sang – en petite quantité seulement – avait séché sous lui et le maintenait collé sur son siège. Sa mission était accomplie, il en était certain. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire. Il examina le tableau de bord en maudissant les ténèbres qui s’amassaient peu à peu au fond de son œil valide.

En cherchant le coupe-circuit du système de freinage prévu en cas de collision, il tomba sur le bouton commandant les feux avant. Ce fut comme un modeste don du ciel : au-devant de l’engin, le tunnel s’illumina d’un coup. La double paire de rails se mit à scintiller, et il distingua au loin, sur les parois, d’autres jeux d’ombres et de reflets lumineux marquant l’emplacement des portes antisouffle ou bien l’orée de tubes d’accès qui partaient en diagonale rejoindre les tunnels piétons.

Il y voyait de moins en moins, mais se sentait un peu plus à l’aise maintenant qu’il distinguait l’extérieur. Il craignit tout d’abord – mais de façon distante, toute théorique – que les feux alertent les humains, en admettant que, par chance, ceux-ci soient encore dans la gare. Mais en fin de compte, cela ne faisait guère de différence. L’air que le train poussait devant lui dans le conduit les avertirait bien assez tôt de son arrivée. Il souleva un panneau situé près du levier d’alimentation et inspecta l’intérieur.

En proie à un léger vertige, il avait tout à coup très froid. Il examina le coupe-circuit puis se pencha en avant, coincé entre le bord du siège et celui de la console. Le sceau de sang se rompit sous lui, et il se remit à saigner. Alors il poussa son visage contre le levier, puis agrippa la manette de sécurité commandant le circuit de freinage d’urgence avec son unique main valide, qu’il cala de manière à l’empêcher de glisser. Cela fait, il resta immobile, couché sur le tableau de bord.

Malgré sa position, il avait toujours l’avant du train dans son champ de vision. Les lumières se succédaient plus rapidement, maintenant. Le doux tangage du train le berçait. Le rugissement s’affaiblissait dans ses oreilles tandis que sa vue baissait encore, que la station s’éloignait, s’évanouissait derrière lui, et que de chaque côté du train, le courant lumineux s’accélérait progressivement.

Il n’avait aucun moyen d’estimer le temps qui lui restait. Il avait mis le processus en route, il avait fait de son mieux. On ne pouvait plus rien lui demander – enfin.

Il ferma son œil unique, juste histoire de prendre un peu de repos.

Le train le berçait.

 

— Génial ! annonça Wubslin tout sourire lorsque Horza, Yalson et Balvéda entrèrent dans la cabine de pilotage. Il est prêt à partir ! Tout marche parfaitement !

Pas la peine de faire dans ta culotte, le rabroua Yalson en regardant Balvéda prendre un siège avant de l’imiter. On devra peut-être emprunter les transtubes pour se déplacer.

Horza enclencha quelques boutons et lut les indications fournies par les divers circuits du train. Il dut donner raison à Wubslin : le train était fin prêt.

— Où est ce fichu drone ? demanda-t-il à Yalson.

— Allô, drone ? Unaha-Closp ? fit-elle dans le micro de son casque.

— Quoi encore ? répondit l’interpellé.

— Où es-tu ?

— J’examine de près cette antique collection de matériel roulant. Finalement, je crois bien que ces trains sont encore plus anciens que votre vaisseau.

— Dis-lui de nous rejoindre, reprit Horza. (Puis, regardant Wubslin :) Tu as inspecté le train tout entier ?

Au moment où Yalson transmettait la consigne au drone, l’ingénieur répondit :

— Sauf le wagon-réacteur ; il y a des coins où je n’ai pas pu accéder. Où sont les boutons qui commandent les portes ?

Horza les chercha quelques instants du regard en se remémorant la disposition des différents instruments de contrôle.

— Là, indiqua-t-il enfin en montrant du doigt une série de poussoirs et de cadrans lumineux à côté de Wubslin, qui se mit à les étudier.

 

Ainsi on lui donnait l’ordre de rentrer, on exigeait son retour ! Comme un esclave, un de ces medjels exploités par les Idirans, une vulgaire machine ! Eh bien, on allait voir.

Unaha-Closp avait lui aussi trouvé des cartes-écrans dans le train stationné à l’entrée du tunnel. Le drone se suspendit dans les airs au niveau des taches colorées qui se dessinaient sur le plastique rétroéclairé. Il actionna les commandes au moyen de ses champs manipulateurs et alluma plusieurs petites rangées de voyants marquant l’emplacement des cibles des deux camps, les principales villes et les installations militaires.

Toutes choses depuis longtemps réduites en poussière ; et dire que cette précieuse civilisation humanoïde avait été intégralement écrasée, répandue sous les glaciers ou emportée par les vents, les embruns et la pluie, puis prise dans les glaces – oui, une civilisation entière. Tout ce qui restait d’elle, c’était ce pathétique labyrinthe-tombeau.

Ah, elle était belle, leur humanité – quel que soit le terme employé par ces gens pour se définir eux-mêmes !… Il ne restait plus que leurs machines. Mais les autres, cela leur servirait-il de leçon ? Déchiffreraient-ils, dans cette boule de roc gelé, le message qu’elle était censée transmettre ? Il était permis d’en douter.

Laissant derrière lui les écrans allumés, Unaha-Closp quitta le train et s’engouffra dans le tunnel en direction de la station. Les souterrains avaient beau être éclairés, il y régnait toujours une température très basse, et le drone vit une espèce de cruauté sans âme dans la dure lumière jaune-blanc qui tombait à flots du plafond et des murs ; on aurait dit un éclairage de salle d’opération ou de salle de dissection.

La machine longea les tunnels en songeant que cette cathédrale de ténèbres était devenue une espèce d’arène vitrifiée, un vaste creuset d’expérimentation.

 

Xoxarle était toujours ligoté à sa poutrelle. Le regard qu’il jeta à Unaha-Closp en le voyant émerger du tunnel déplut fortement au drone ; celui-ci ne sut pas interpréter l’expression faciale de la créature – en avait-elle seulement ? – mais quelque chose lui mit vaguement la puce à l’oreille. Sur le moment, il avait eu l’impression que le prisonnier venait de s’immobiliser brusquement, pour ne pas se faire prendre en flagrant délit.

Depuis l’entrée du tunnel, le drone vit Aviger lever les yeux vers lui, assis sur sa palette, puis les détourner presque aussitôt sans même se donner la peine de le saluer d’un geste.

Le Métamorphe et les deux femmes se trouvaient dans la cabine de pilotage du train en compagnie de Wubslin. En les apercevant, Unaha-Closp partit vers les passerelles d’accès et la portière la plus proche. Là, il marqua une pause. L’air bougeait faiblement ; c’était imperceptible, mais indéniable. Il le sentait très bien.

Sans doute des circuits automatiques qui, depuis le rétablissement du courant, amenaient l’air de la surface ou le faisaient circuler dans des unités de purification atmosphérique.

Unaha-Closp monta dans le train.

— Quelle déplaisante petite machine ! dit Xoxarle à Aviger.

Le vieil homme acquiesça vaguement. La créature avait remarqué qu’Aviger la regardait moins quand elle lui parlait, comme si le son de sa voix rassurait son gardien en lui confirmant que l’Idiran était toujours attaché à la même place et qu’il se tenait tranquille. Par ailleurs, ses discours – appuyés de mouvements de tête en direction de l’humain, de haussements d’épaules occasionnels et de petits rires – lui donnaient un prétexte pour faire peu à peu glisser ses liens. Alors il parlait. Avec un peu de chance, les autres resteraient un bon moment dans le train et il réussirait à se libérer.

Il leur ferait passer un sale quart d’heure, s’il parvenait à s’enfuir dans les tunnels… armé !

 

— Elles devraient pourtant être ouvertes, disait Horza. (À en croire les indications du tableau de bord, les portières de la voiture-réacteur n’étaient pas verrouillées.) Tu es sûr d’avoir fait ce qu’il faut ? reprit-il en regardant l’ingénieur.

— Naturellement, répliqua celui-ci, l’air vexé. Je connais quand même le fonctionnement d’un certain nombre de systèmes de verrouillage. J’ai essayé de faire tourner la molette, mais elle se desserre ; je sais, mon bras ne marche pas très bien, mais… Enfin, ça aurait dû s’ouvrir.

— Sans doute une panne, remarqua Horza.

Il se redressa et regarda vers l’arrière du train, comme si ses yeux pouvaient percer les cent mètres de plastique et de métal qui le séparaient du wagon-réacteur.

— Hmm…, reprit-il. Tu crois qu’il y a assez de place là-dedans pour le Mental ?

Wubslin détacha son regard du tableau de bord.

— Ça ne me serait pas venu à l’idée.

— Je suis là, lança le drone sur un ton de défi en franchissant le seuil de la cabine. Que voulez-vous encore de moi ?

— Tu as mis un temps fou à inspecter l’autre train, déclara Horza.

— J’ai procédé minutieusement. Plus que vous, si j’ai bien entendu ce que vous disiez à l’instant. Où peut-il bien rester assez de place pour que le Mental s’y cache ?

— Dans le wagon-réacteur, l’informa Wubslin. Je n’ai pas pu franchir certaines portes. Horza dit que, d’après les indicateurs, elles devraient être ouvertes.

— Si je comprends bien, il faut que j’aille y jeter un coup d’œil ? demanda Unaha-Closp en se retournant vers Horza.

— Si ce n’est pas trop te demander, oui, acquiesça le Métamorphe.

— Mais non, mais non, rétorqua le drone d’un ton hautain en repassant la porte. Laissez, je m’en occupe. Je commence à adorer qu’on me donne sans arrêt des ordres.

Sur ces mots, il traversa le wagon de tête et partit en direction du réacteur.

Balvéda contempla, de l’autre côté de la vitre blindée, l’arrière du train stationné devant eux, celui que le drone venait de fouiller.

— Si le Mental se cachait dans la voiture-réacteur, dit-elle en tournant lentement la tête vers le Métamorphe, est-ce qu’il apparaîtrait sur ton détecteur de masse ? Ou bien est-ce qu’il se confondrait avec la trace de la pile ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis pas un expert en combis, surtout quand elles sont endommagées.

— Je te trouve bien confiant de déléguer le drone, remarqua la femme de la Culture avec un petit sourire.

— Je ne fais que l’envoyer en éclaireur, Balvéda, répondit-il en se détournant pour se concentrer à nouveau sur les commandes.

Il surveillait les écrans, les cadrans, les compteurs, les mesures et les indications perpétuellement changeantes, dans l’espoir de comprendre ce qui clochait dans le wagon-réacteur, s’il y avait bien un problème à ce niveau-là. Mais tout semblait normal, pour autant qu’il puisse en juger, encore qu’il se soit moins familiarisé avec le réacteur qu’avec les autres éléments du train durant son séjour sur le Monde de Schar.

— Bon, intervint Yalson en faisant pivoter son siège de manière à poser les pieds sur le tableau de bord. (Elle enleva son casque.) Et qu’est-ce qu’on fait si on ne trouve pas de Mental dans le wagon-réacteur ? On part faire un peu de tourisme à bord de cet engin, on prend le transtube, ou quoi ?

— À mon avis, il ne serait pas très judicieux de prendre un des trains du circuit principal, répondit Horza en jetant un coup d’œil à Wubslin. Je pensais vous laisser tous ici et faire le tour du Complexe par transtube en tentant de repérer le Mental à l’aide du détecteur de masse. Ce ne serait pas très long, même en faisant deux fois le périple pour couvrir les deux voies ferrées qui relient les stations. Comme les transtubes n’ont pas de réacteurs, le détecteur ne capterait pas de faux échos qui viennent interférer avec ses propres mesures.

Assis face aux commandes principales du train, Wubslin avait l’air abattu.

— Alors pourquoi ne pas tous nous renvoyer au vaisseau ? interrogea Balvéda.

— Balvéda, tu n’es pas là pour faire des suggestions.

— J’essayais seulement de me rendre utile, fit l’agent de la Culture en haussant les épaules.

— Et si tu ne trouves rien ? s’enquit Yalson.

On retourne au navire, répondit-il en secouant la tête. C’est tout ce qu’il nous restera à faire. Wubslin pourra y examiner le détecteur de masse de ma combi et, suivant ce qu’il trouvera, on reviendra ou on ne reviendra pas. Maintenant qu’il y a du courant, ça ne nous prendrait pas longtemps, on ne serait pas obligés de tout faire à pied.

— Dommage, émit Wubslin en tripotant les manettes, qu’on ne puisse même pas prendre ce train pour revenir à la station 4, à cause de celui qui nous barre la route dans la 6.

— On peut sans doute le déplacer aussi, lui dit Horza. Si on utilise les trains du circuit principal, qu’on aille dans un sens où dans l’autre il nous faudra de toute façon manipuler les aiguillages.

— Bon, si c’est comme ça… (L’air rêveur, Wubslin reporta son regard sur les commandes.) C’est l’accélérateur, ça ?

Horza éclata de rire, croisa les bras et regarda l’ingénieur en souriant.

— Oui. On verra plus tard si on peut se permettre une petite balade.

Il se pencha et désigna deux ou trois autres manettes à Wubslin, en lui montrant comment préparer le train au départ. Suivit un échange de gestes, de paroles et d’acquiescements muets.

Yalson se tortillait impatiemment sur son siège. Au bout d’un moment, elle tourna la tête vers Balvéda. Celle-ci contemplait Horza et Wubslin en souriant ; sentant son regard, la femme de la Culture haussa les sourcils et lui adressa un sourire encore plus franc accompagné d’un léger mouvement de tête indiquant les deux hommes. À contrecœur, Yalson lui rendit son sourire et déplaça légèrement son arme.

 

Les lumières défilaient à toute allure et dessinaient dans la cabine un motif lumineux palpitant, stroboscopique. Il le savait : il avait ouvert l’œil et distingué tout cela.

Il lui avait fallu rassembler toutes ses forces pour soulever cette unique paupière. Il s’était momentanément laissé aller à somnoler. Il ne savait pas combien de temps, mais il se rendait compte qu’il avait dormi. Il souffrait moins. Sans doute parce qu’il était resté assez longtemps immobile ; son grand corps brisé s’inclinait en travers de ce siège conçu pour des créatures différentes de lui. La tête sur le panneau de contrôle, la main coincée par le petit volet, il avait les doigts collés contre le levier du coupe-circuit situé en dessous.

Comme c’était reposant ! C’était même indiciblement doux, après cette abominable progression à plat-ventre, à la fois dans le train et dans le tunnel de sa propre souffrance.

Le mouvement du train avait changé. Il continuait de le bercer, mais à un rythme un peu plus soutenu maintenant, et une vibration nouvelle s’y était ajoutée, pareille à un cœur emballé. À présent, il lui semblait même l’entendre. Le bruit du vent soufflant dans ces cavernes enfouies au plus profond de la terre, très loin sous les neiges fouettées par le blizzard. Ou alors, c’était le produit de son imagination. Il aurait été bien en peine de le dire.

Il avait l’impression d’être redevenu enfant, de partir en voyage avec ses camarades de classe sous la garde de leur vieux Querlmentor ; bercé, il allait s’endormir, glisser dans un sommeil bienheureux dont il sortirait de temps en temps, tout engourdi.

Il ne cessait de se répéter : J’ai fait tout ce que j’ai pu. Ce n’est peut-être pas suffisant, mais j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Il y trouvait une certaine consolation.

Comme le reflux de la douleur, cela l’apaisait ; comme le balancement du train, cela le rassérénait.

Il referma son œil unique. Le noir aussi lui procurait du réconfort. Il ignorait totalement quelle distance il avait parcourue, et commençait à penser que cela n’avait aucune importance ; tout à coup, il oubliait le but de ses actes. Mais là encore, quelle importance ? Il les avait accomplis ; tant qu’il ne bougeait pas, rien ne comptait. Rien.

 

Les portes étaient effectivement bloquées en position fermée, comme dans l’autre train. Le drone exaspéré projeta un champ de force contre une des portes du wagon-réacteur et fut rejeté en arrière par le contrecoup.

La porte n’était même pas éraflée.

 

Aïe, aïe, aïe !

 

Obligé de se rabattre une nouvelle fois sur les passages étroits et les gaines de câbles, Unaha-Closp fit demi-tour et emprunta un couloir assez court avant de se laisser tomber dans une trappe d’inspection sous le plancher du premier étage.

Naturellement, c’est toujours moi qui me coltine tout le boulot. J’aurais dû m’en douter. Au fond, ce que je fais pour ce fumier revient à traquer une machine comme moi. Je devrais faire tester mes circuits. J’ai bien envie de ne rien lui dire, même si je tombe sur le Mental quelque part dans ce train. Ça lui apprendrait.

Le drone releva le volet d’inspection et s’enfonça dans l’espace étroit et sombre qui s’étendait juste sous le plancher. Le sas se referma en chuintant derrière lui, le coupant de sa source lumineuse. Le drone envisagea de remonter l’ouvrir, mais se dit : Il va sûrement se refermer aussitôt, automatiquement ; je vais perdre patience et l’abîmer, ce qui serait en fin de compte inutile et mesquin. Il s’abstint donc ; ce genre de comportement, c’était bon pour les humains.

Alors il s’engagea dans le conduit et partit vers l’arrière du train dans l’intention de se faufiler sous le réacteur.

 

L’Idiran déblatérait toujours. Aviger l’entendait sans l’écouter, et le voyait du coin de l’œil sans vraiment le regarder. Il contemplait distraitement son arme en chantonnant vaguement et en se demandant ce qu’il ferait si – par un quelconque hasard – il découvrait lui-même le Mental. Par exemple, si les autres se faisaient tuer et s’il restait seul avec cet engin. Les Idirans paieraient, sans doute une jolie somme pour le récupérer. La Culture aussi, d’ailleurs. Et elle avait de l’argent, même si ses citoyens étaient censés ne pas s’en servir dans la vie de tous les jours.

Rêveries que tout cela, mais, étant donné la situation, il pouvait arriver n’importe quoi. On ne savait jamais comment les choses pouvaient tourner. Il achèterait des terres : une île sur une jolie planète bien tranquille, par exemple. Il subirait un rétrotraitement anti-âge, élèverait une race d’animaux coûteux et fréquenterait les riches par l’intermédiaire de ses relations. Ou bien il embaucherait quelqu’un pour se charger du gros travail ; quand on avait de l’argent, ce genre de chose devenait possible. Tout devenait possible.

L’Idiran parlait toujours.

Il avait pratiquement réussi à dégager une main. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour l’instant, mais peut-être parviendrait-il plus tard à tortiller son bras et à le libérer ; c’était de plus en plus facile. Il y avait un bon moment que les humains étaient dans le train ; combien de temps y resteraient-ils encore ? La petite machine était arrivée après les autres. Il l’avait vue juste à temps sortir du tunnel ; comme il n’ignorait pas qu’elle y voyait mieux que lui, il avait cru un temps qu’elle avait vu bouger le bras qu’il essayait de libérer, du côté opposé à son gardien. Mais la machine avait à son tour disparu dans le train, il n’était rien arrivé. L’Idiran ne cessait de surveiller Aviger pour s’assurer qu’il n’avait rien remarqué. Mais le vieil homme semblait perdu dans ses rêves. Alors Xoxarle continua de discourir, de déclamer dans le vide le récit des anciennes victoires idiranes.

Sa main était presque libre.

Quelques grains de poussière s’échappèrent d’une poutrelle située juste au-dessus de lui, à environ un mètre au-dessus de sa tête, et, au lieu de tomber en pluie dans l’air quasi immobile, s’éloignèrent quelque peu de l’Idiran. Celui-ci regarda à nouveau le vieil homme et tira sur les fils qui maintenaient son autre main. Allez, détache-toi !

 

Unaha-Closp dut marteler à grands coups l’angle d’un virage pour se frayer un passage dans le boyau exigu qu’il voulait emprunter. Ce n’était même pas un conduit d’aération, mais une simple gaine à câbles. Qui menait toutefois au compartiment du réacteur. La machine vérifia ses données sensorielles : même taux de radiations ici que dans l’autre train.

Elle se coula de force dans le léger creux qu’elle avait pratiqué dans la gaine et s’enfonça dans les entrailles de métal et de plastique du wagon silencieux.

 

J’entends quelque chose. Quelque chose vient, en dessous de moi…

 

Les lumières formaient maintenant une ligne continue et défilaient trop vite, de part et d’autre du train, pour que l’œil les distinguât individuellement. Au-devant du train, au bout des rails, elles se détachaient parfois les unes des autres à la faveur d’un virage, ou encore au bout d’une ligne droite, puis s’enflaient, se rejoignaient et passaient en trombe derrière les vitres telles des étoiles filantes dans la nuit.

Le train avait mis longtemps pour atteindre sa vitesse maximale ; pendant de longues minutes il avait lutté contre l’inertie de ses milliers de tonnes. Mais il y était arrivé et fonçait aussi vite qu’il pouvait, précédé d’une colonne d’air et accompagné d’un hurlement déchirant tel que n’en avaient encore jamais connu les tunnels – ses wagons endommagés offraient une résistance anormale ou éraflaient au passage les saillies des portes antisouffle, avec pour effet de réduire quelque peu sa vitesse mais d’amplifier considérablement le vacarme.

Le rugissement des moteurs emballés et des roues tournant à toute vitesse, des wagons éventrés hérissés de métal où l’air s’engouffrait se répercutait sur les parois, le plafond, les consoles, le plancher et la baie vitrée inclinée.

L’œil de Quayanorl était clos. Dans ses oreilles, des membranes battaient sous l’impact du fracas, mais le message n’était plus transmis à son cerveau. À voir sa tête rebondir sur le tableau de bord animé d’une vibration constante, on l’aurait cru vivant. La main du guerrier tremblait sur le coupe-circuit du frein comme pour traduire sa nervosité, voire sa frayeur.

Coincé dans cette position, collé, soudé par son propre sang, on aurait dit une pièce rapportée et endommagée du vaste mécanisme qu’était le train.

Le sang avait séché ; à l’extérieur comme à l’intérieur du corps de Quayanorl, il avait cessé de couler.

 

— Comment ça se passe, Unaha-Closp ? fit la voix de Yalson.

— Je suis sous le réacteur, et je n’ai pas de temps à perdre. Si je trouve quelque chose, je vous le ferai savoir. Merci.

Sur ce, le drone éteignit son communicateur et contempla les entrailles du véhicule, ces fils et ces câbles gainés de noir qui, devant lui, s’enfonçaient dans leur conduit. Ils étaient plus nombreux que dans le train de tête. Devait-il les sectionner pour se frayer un passage, ou bien chercher un autre accès ?

Décider, toujours décider…

 

Sa main était libre. Il marqua une pause. Toujours assis sur sa palette, le vieil humain manipulait son arme.

Xoxarle s’autorisa un léger soupir de soulagement et fit jouer ses doigts, d’abord en les étirant, puis en serrant le poing. Des particules de poussière lui effleurèrent la joue en tombant. Sa main s’immobilisa.

Il observa le mouvement de la poussière.

Un léger souffle, à peine une brise, lui chatouillait les bras et les jambes. Comme c’est étrange, songea-t-il.

 

— Tout ce que je dis, moi, dit Yalson à Horza tout en déplaçant ses pieds sur la console, c’est qu’il ne serait pas très prudent de redescendre ici tout seul. Il peut t’arriver n’importe quoi.

— Je prendrai un communicateur et je vous appellerai à intervalles réguliers, répliqua le Métamorphe qui, les bras croisés, s’appuya au rebord d’un panneau de commandes, celui-là même où Wubslin avait posé son casque.

L’ingénieur se familiarisait avec les instruments de bord qui, d’ailleurs, étaient relativement simples.

— C’est une règle de base, Horza. On ne part jamais seul. Qu’est-ce qu’on t’a donc appris, dans cette maudite Académie ?

— Si je puis me permettre, plaça Balvéda en joignant les mains devant elle et en dévisageant le Métamorphe, je tiens simplement à dire que suis d’accord avec Yalson.

Horza la contempla, l’air à la fois ébahi et fâché.

— Eh bien justement non, tu ne peux pas te permettre. Non mais, tu te crois dans quel camp, Pérosteck ?

— Oh, Horza, répliqua celle-ci en croisant les bras à son tour. Après tout ce temps, j’ai presque l’impression de faire partie de l’équipe.

 

À environ un mètre de la tête du Capitaine-Subordonné Quayanorl Gidborux Stoghrle III, tête qui roulait doucement de-ci, de-là et commençait à se refroidir lentement, une petite lumière se mit à clignoter très rapidement sur la console. Simultanément, un ululement aigu emplit la cabine puis le wagon de tête tout entier, avant d’être relayé par plusieurs centres de contrôle d’un bout à l’autre du train. Quayanorl, dont le grand corps bien calé penchait d’un côté tandis que le train prenait un long virage, Quayanorl aurait tout juste pu l’entendre, s’il avait été encore en vie. Mais très peu d’humains l’auraient perçu.

 

Unaha-Closp se rendit compte qu’il n’était pas très sage de se couper ainsi du monde extérieur et rétablit ses canaux com pour s’apercevoir qu’en réalité personne ne cherchait à le contacter. Il entreprit de faire sauter un à un, au moyen d’un champ trancheur, les câbles qui se pressaient dans la gaine. Inutile de chercher à épargner le train après ce qui est arrivé à celui de la station 6, se dit-il. Et de toute façon, si je touche à un élément vital, Horza ne manquera pas de pousser aussitôt quelques hurlements bien sentis. Et puis, je peux réparer facilement, conclut-il.

 

Un courant d’air ?

Xoxarle se dit qu’il avait dû rêver. Mais peut-être était-ce une unité de circulation d’air qui se remettait en route. On pouvait admettre que la chaleur dégagée par l’éclairage et les divers mécanismes de la station nécessitait une ventilation supplémentaire au-delà d’une certaine température.

Seulement, tout faible et régulier qu’il fût, le courant d’air s’accentuait. Lentement, presque imperceptiblement, il gagnait en puissance. Xoxarle se creusa la cervelle ; qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Pas un train ; non, sûrement pas un train.

Il tendit l’oreille, mais en vain. Puis il reporta son regard sur le vieil homme et le vit regarder en arrière. Avait-il, lui aussi, remarqué quelque chose ?

— Alors, on n’a plus ni batailles ni victoires à me raconter ? fit Aviger d’un ton las.

Il toisa l’Idiran, qui partit d’un rire un peu trop sonore, et peut-être même un peu nerveux… Mais pour constater la différence, il aurait fallu qu’Aviger connaisse mieux le langage gestuel et les tonalités vocales des Idirans.

— Pas du tout ! protesta Xoxarle. Je songeais simplement que…

Sur quoi il se lança dans un autre récit de défaite ennemie. Un récit qu’il avait déjà raconté maintes fois : chez les siens, dans des réfectoires de vaisseaux, dans des cales de navettes d’assaut ; il le connaissait si bien qu’il aurait pu le narrer en dormant. Tandis que sa voix emplissait la caverne brillamment éclairée où le vieil humain contemplait obstinément le fusil qu’il tenait, l’Idiran laissa ses pensées tourner à nouveau vers ce fameux courant d’air, et tenter de trouver une explication. Et tout cela sans cesser de tirer sur les fils qui lui ligotaient le bras ; il ne savait pas ce qui se passait, mais une chose était sûre : une main libre, ça ne suffisait pas. Il fallait poursuivre l’effort ; c’était vital. Le courant d’air était de plus en plus prononcé. Et pourtant, Xoxarle n’entendait toujours rien. Un filet de poussière s’écoulait régulièrement de la poutrelle au-dessus de sa tête.

Il fallait que ce soit un train. Était-il possible qu’on en ait laissé un tourner dans le Complexe ? Mais non, voyons…

Quayanorl ! Les réglages que nous avons faits sont-ils susceptibles de… Mais non, ils n’avaient pas cherché à mettre le véhicule en marche. Ils s’étaient contentés d’apprendre comment il fonctionnait et de vérifier que tout était en état de marche, rien de plus. Inutile de le faire démarrer ; et, de toute façon, ils n’avaient pas le temps.

C’était donc Quayanorl lui-même, qui avait pu agir, qui était donc vivant ! Ça ne pouvait être que lui qui avait envoyé ce train.

L’espace d’un instant – tout en tiraillant sur ses liens avec l’énergie du désespoir, sans hâte et sans quitter des yeux le vieil homme – Xoxarle se représenta son compagnon toujours en vie quelque part dans la station 6, puis se remémora la gravité de ses blessures. Tant que Quayanorl gisait encore sur la passerelle d’accès, Xoxarle avait conservé quelque espoir, mais à un moment, le Métamorphe avait dit à Aviger, son gardien, de rebrousser chemin et d’aller tirer une balle dans la tête de l’Idiran blessé. Cela aurait dû l’achever ; mais manifestement, il n’en était rien.

Tu as manqué ton coup, vieillard ! exulta Xoxarle tandis que le souffle d’air se muait indubitablement en brise. Une sonnerie plaintive s’éleva au loin, presque inaudible tant elle était aiguë. Assourdie, elle provenait de l’intérieur du train. Un signal d’alarme !

Retenu par un ultime lien juste au-dessus du coude, le bras de Xoxarle était presque libre. L’Idiran eut un léger haut-le-corps ; le fil remonta sur son bras et s’immobilisa, détendu, au niveau de son épaule.

— Vieil homme, Aviger mon ami, annonça-t-il.

L’autre leva promptement les yeux, surpris par cette interruption dans l’interminable monologue du prisonnier.

— Quoi ?

— Cela va vous paraître idiot, et je ne vous en voudrais pas d’avoir peur, mais mon œil droit me démange atrocement. Vous voulez-bien le gratter pour moi ? Je sais bien que ça a l’air bête, un guerrier qui souffre mille morts à cause d’un œil qui le démange, mais depuis dix minutes j’en deviendrais presque fou. Alors, vous voulez bien ? Avec le canon du fusil, si vous voulez ; je prendrai bien garde à ne pas bouger un seul muscle, à ne rien faire qui vous surprenne si vous vous servez du bout du canon. C’est comme vous voulez. Vous acceptez ? Je vous jure sur mon honneur de guerrier que je dis la vérité.

Aviger se leva et regarda vers l’avant du train.

Il n’entend pas le signal d’alarme. Il est vieux. Et les autres, les plus jeunes, l’entendent-ils ? Il est peut-être trop aigu pour eux aussi. Et cette machine ? Oh, approche donc, vieille bête, approche !

Unaha-Closp écarta les câbles sectionnés. Maintenant il pouvait expédier un champ à l’intérieur de la gaine et s’ouvrir une voie pour pénétrer plus loin.

— Allô, drone ? Drone, tu m’entends ?

De nouveau Yalson.

— Quoi encore ?

— Horza vient de voir s’éteindre certains témoins correspondant au wagon du réacteur. Il veut savoir ce que tu fabriques.

— Je ne le veux pas, je l’exige, marmotta Horza en fond.

— J’ai dû couper quelques câbles. Apparemment, c’est le seul moyen de parvenir jusqu’au réacteur. Je les réparerai plus tard, si vous insistez.

Le canal com se tut quelques secondes et, pendant cet intervalle, Unaha-Closp crut percevoir un son très haut perché. Mais il n’aurait pas pu en jurer. Sans doute une sensation marginale, se dit-il. Le canal se manifesta à nouveau, et Yalson reprit :

D’accord. Mais Horza te demande de l’avertir la prochaine fois que tu voudras couper quelque chose, surtout si ce sont des câbles.

— Ça va, ça va ! Et maintenant, fichez-moi la paix !

Le canal se tut. La machine réfléchit quelques instants. L’idée qu’un signal d’alarme retentissait peut-être quelque part l’avait brièvement effleurée mais, en toute logique, il aurait dû être repris dans la cabine de pilotage ; or, il n’avait rien entendu derrière la voix de Yalson. Seulement la remarque à peine intelligible du Métamorphe. Donc, pas de signal d’alarme.

Il introduisit un champ sectionneur dans la gaine.

 

— C’est lequel ? interrogea Aviger tout en demeurant prudemment à distance de l’Idiran.

La brise chassait sur son front une maigre mèche de cheveux jaunâtres. Xoxarle craignit que son gardien ne flaire quelque chose, mais non. Le vieil homme se contenta de remettre sa mèche en place et, l’arme au poing, l’air hésitant, leva un regard interrogateur vers la tête de la créature.

— Celui-là, le droit, répondit Xoxarle en tournant lentement la tête.

Aviger jeta un nouveau regard vers l’avant du train, puis revint à Xoxarle.

— Ne le dites pas à vous-savez-qui, hein ?

— C’est promis. Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Ça devient insupportable.

Aviger fit un pas en avant, mais se maintint hors de portée de l’Idiran.

— Vous me jurez sur l’honneur que vous n’êtes pas en train de me jouer un tour ?

— Vous avez ma parole de guerrier. Je vous le jure sur le nom jamais souillé de mon parent-mère. Sur mon clan, et sur tous les miens ! Que la galaxie tombe en poussière si je mens !

— Bon, ça va, d’accord, fit Aviger en levant son arme. Je voulais juste des garanties, c’est tout. (Il approcha le canon de l’œil de Xoxarle.) À quel endroit ça vous gratte, exactement ?

— Là ! éructa Xoxarle.

Son bras libre se détendit brusquement ; de sa main libre, il saisit vivement le canon de l’arme et l’attira à lui. Aviger, qui n’avait pas lâché prise, vint heurter la poitrine de l’Idiran. Sa cage thoracique se vida d’un coup ; puis le fusil s’abattit violemment sur son crâne. Xoxarle avait tourné la tête au moment d’agripper le fusil, au cas où le coup partirait, mais il n’avait pas de souci à se faire de ce côté-là : Aviger ne l’avait même pas laissé allumé.

Tandis que la brise se faisait de plus en plus sensible, l’Idiran laissa l’humain inconscient glisser jusqu’au sol. Il tint ensuite le fusil-laser entre ses dents et le régla à sa puissance minimale. Puis il fit sauter le cran de sécurité afin de pouvoir introduire dans la gâchette ses doigts plus gros que ceux des humains.

Je ne devrais pas avoir trop de mal à faire fondre les fils, se dit-il.

 

Tel un nid de serpents émergeant d’un trou dans la terre, le paquet de câbles sectionnés environ un mètre plus loin sortit en glissant de sa gaine. Unaha-Closp s’y introduisit et étendit un champ par-delà l’extrémité dénudée du tronçon suivant.

 

— Écoute Yalson, fit Horza. De toute façon, je ne t’emmènerai pas avec moi, même si je décide de ne pas redescendre ici seul.

Il la regarda en souriant. Yalson fronça les sourcils.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— Parce que j’aurai besoin de tes services à bord, pour empêcher Balvéda et notre ami le Chef de Section de faire des bêtises.

— J’espère que c’est la seule raison, gronda-t-elle en plissant les yeux.

Le sourire de Horza s’élargit ; il détourna les yeux comme s’il avait envie d’en dire plus mais qu’il préférât s’abstenir pour une raison connue de lui seul.

Toujours assise dans son fauteuil trop grand pour elle, Balvéda continuait de balancer ses jambes. Elle se demandait ce qui avait changé entre le Métamorphe et sa compagne à la peau duveteuse. Elle avait cru remarquer quelque chose de nouveau dans leurs relations, surtout dans l’attitude de Horza. Il y avait là un élément inédit, qui déterminait des réactions différentes du Métamorphe envers la jeune femme. Balvéda n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Tout cela l’intéressait, certes, mais ne l’avançait pas à grand-chose. Ses problèmes à elle demeuraient non résolus. Balvéda connaissait bien ses propres faiblesses, dont une qui commençait à l’inquiéter.

Elle en était arrivée à se considérer comme faisant partie de l’équipe. En entendant Yalson et Horza se disputer pour savoir qui le Métamorphe devait emmener s’il retournait dans les entrailles du Complexe après un bref retour à bord de la Turbulence, elle ne put s’empêcher de sourire discrètement. Cette femme si volontaire et si sérieuse lui plaisait, même en sachant très bien que cette affection n’était pas payée de retour, et, au fond, elle n’arrivait pas à trouver Horza aussi cruel qu’elle aurait dû.

Tout ça, c’était la faute de la Culture, qui se jugeait trop civilisée, trop raffinée pour vouer de la haine à ses ennemis, préférant s’efforcer de les comprendre, de saisir leurs motivations, afin de les battre sur leur propre terrain puis de les traiter de telle manière qu’ils ne s’opposent plus jamais à elle. Le concept était sain tant qu’on n’approchait pas l’ennemi de trop près ; seulement, quand ses agents passaient du temps avec lui, cette démarche empathique se retournait contre eux. Ils devaient alors mobiliser une sorte d’agressivité détachée, artificielle, pour contrer cette compassion naturelle et, justement, Balvéda sentait le recours à cette parade lui échapper peu à peu.

Je me sens peut-être un peu trop en sécurité pour réagir, songea-t-elle. Je ne pressens pas de menace immédiate. La bataille pour le Complexe de Commandement est terminée ; ma mission est en train d’échouer, et la tension des jours passés s’efface.

 

Xoxarle ne perdit pas une seconde. Le fin rayon atténué du laser s’affairait en bourdonnant au-dessus de chaque fil, qu’il colorait en rouge, en jaune puis en blanc avant de le trancher avec un claquement sec sur une traction de l’Idiran. Par terre, le vieil homme remuait en gémissant.

Ce qui n’était jusqu’alors qu’une faible brise se mua en souffle plus puissant. La poussière s’engouffra sous le train et vint tourbillonner autour des pieds de Xoxarle, qui appliqua le laser à un nouveau paquet de fils. Il n’en restait plus que quelques-uns. L’Idiran jeta un regard à l’avant du train. Toujours pas trace des humains, ni de leur machine. Il lança un coup d’œil dans l’autre sens, par-dessus son épaule, vers le wagon de queue puis l’orée du tunnel, d’où le vent sortait en sifflant. Xoxarle n’y distingua aucune lumière, n’y perçut aucun son. Le courant d’air glaça son œil valide.

Il pointa le laser sur un autre faisceau de fils. Les étincelles chassées par le vent s’éparpillèrent sur le quai et sur le dos de la combinaison d’Aviger.

 

Évidemment, c’est toujours moi qui fais tout ici, songea Unaha-Closp en retirant de la gaine un nouvel amas de câbles. Derrière lui, un monceau de tronçons de câbles bloquait le boyau qu’il avait emprunté pour atteindre la conduite étroite où il s’activait à présent.

 

La chose est derrière moi. Je la sens. Je l’entends. Je ne sais pas ce qu’elle fait mais je sens, j’entends.

Et puis il y a autre chose… un autre bruit…

 

Le train était comme un long obus articulé propulsé dans un canon gigantesque ; comme un cri métallique dans une gorge immense. Fonçant à travers le tunnel, tel un piston dans le plus formidable moteur jamais conçu, il enfilait courbes et lignes droites – que ses feux illuminaient brièvement – en poussant devant lui, sur plusieurs kilomètres, une masse d’air traversée d’un rugissement féroce.

 

La poussière du quai formait des nuages dans l’air. Sur la palette, une boîte en fer-blanc vide roula, tomba au sol avec un bruit métallique et se mit à remonter le quai en direction de l’avant du train, non sans heurter la paroi à deux ou trois reprises. Elle attira l’attention de Xoxarle qui, bousculé par le vent, voyait ses liens se défaire les uns après les autres. Bientôt une jambe fut libre, puis une autre. Enfin ce fut le tour de son bras, et les fils tombèrent au sol.

Un bout de bâche en plastique décolla de la palette tel un oiseau noir et plat, et s’abattit mollement sur le quai avant de suivre la boîte métallique, qui gisait à présent à mi-chemin de l’avant du train. Xoxarle se pencha prestement, attrapa Aviger par la taille et le déposa sans effort au creux de son bras en prenant le laser dans l’autre main. Cela fait, il s’élança vers la paroi du tunnel, où le vent fouettait en gémissant l’arrière pentu du train.

 

— … ou plutôt les enfermer tous les deux ici. Tu sais très bien qu’on pourrait le faire…, disait Yalson.

Il est là, tout près, songeait Horza en acquiesçant distraitement sans écouter Yalson lui dire pourquoi il aurait besoin d’aide dans sa quête du Mental. Tout près, j’en suis persuadé ; je le sens ; on y est presque. Je ne sais pas comment, mais on a – j’ai – tenu jusqu’au bout. Pourtant, ce n’est pas encore fini ; il suffirait d’une infime erreur, une seule négligence, un seul faux pas pour tout compromettre, tout foutre en l’air ; l’échec, la mort… Jusqu’ici, on s’en est sortis, malgré nos bévues, mais il est tellement facile de passer à côté d’un détail, d’omettre dans la masse de données un imperceptible élément qui – dès qu’on n’y pense plus, dès qu’on a le dos tourné – surgit brusquement et vous assomme par-derrière. La solution, c’était de penser à tout, ou alors (car la Culture avait peut-être raison : seules les machines en étaient vraiment capables) être toujours en prise sur la situation, ne jamais passer à côté de ce qui était important, ou potentiellement important, et de ne jamais tenir compte du reste.

Tout à coup, Horza encaissa un choc : il venait de comprendre que cette obsession de l’erreur, cette volonté de demeurer constamment sur ses gardes n’étaient finalement pas très éloignées de la hantise fétichiste qu’il méprisait tant chez les citoyens de la Culture et qui les poussait sans cesse à instaurer partout la justice et l’égalité, c’est-à-dire à ôter toutes ses chances à la vie. Le paradoxe le fit sourire, et il jeta un coup d’œil à Balvéda, qui regardait Wubslin expérimenter les instruments de contrôle du train.

Arriver à ressembler à l’ennemi, se dit-il. Ce n’est peut-être pas si bête, après tout.

— … Horza, tu m’écoutes ? disait Yalson.

— Hmm ? Mais oui, bien sûr, répondit-il tout sourire.

 

Tandis que Horza et Yalson discutaient, que Wubslin enfonçait des boutons et basculait des leviers, Balvéda fronça tout à coup les sourcils. Sans savoir pourquoi, elle commençait à ressentir un léger malaise.

Une forme de guerre
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